Questions de deux artistes
Blanche Berthelier :
Pourrait-on voir dans ta peinture une certaine continuité picturale ancrée dans lʼart occidental (et chrétien) de la représentation du corps, où une volonté de « réalisme » fait surgir la question de la chair et de la représentation de la nudité ?
La chrétienté, tout en générant des chefs dʼoeuvres, a imposé en partie par la peinture et la sculpture son dogme religieux. Ceci en comprenant que lʼimage de représentation, possédait une véritable puissance de pénétration du mental.
Le corps, en mes peintures, ne se détourne pas dʼune forme occidentale où la représentation de la nudité, tout en étant éros, peut aussi nous rappeler que notre corps nʼest quʼun vêtement permettant la traversée de cette existence.
Le réalisme en ce qui me concerne nʼest pas à confondre avec une volonté de copie conforme de la seule apparence corporelle. Il est la tentative de saisir en des formes identifiables la vibration de vie qui anime les êtres ou les choses observées… Le visible me semble-t-il, rend compte de lʼinvisible.
Est-ce que pour toi la présence charnelle a valeur de vanité ?
Le corps de la femme dans sa nudité a souvent été dans lʼart un symbole de vérité et de lien avec la source de vie. Il représente lʼéternel féminin perçu comme un principe fondamental dès lʼaube de lʼhumanité. Ce principe est porteur dʼune réceptivité et dʼune puissance sans laquelle la création resterait sans possibilités.
Les corps des êtres que je représente dans mes peintures ne sont pas pensés comme ayant ou nʼayant pas valeur de vanité…Cʼest lʼoubli de notre condition de mortels créant une attache au corps et des attitudes prétentieuses qui est source de la vanité. La dimension charnelle du corps en elle même ne me semble pas en cause et peut même être par sa dimension physique le lieu de notre évolution. Lieu de la transformation du plomb en or selon le principe alchimiste.
Comment lʼéros se confronte-t-il à lʼimage peinte ?
Le passage par le corps, ou lʼéros, permettrait-il un accès à un invisible, à une éternité résidant dans lʼimage ?
Lʼart a toujours sacralisé la troublante beauté du corps qui parfois nous absorbe en rendant ainsi évidente la puissance dʼéros qui lʼaccompagne.
Cʼest certainement le passage par lʼéros et le corps qui donne la possibilité de se poser la question de ce qui est éternel. Question qui nʼexiste que par la conscience de notre incontournable disparition. Lʼéros ne peut être sans thanatos, ce nʼest donc pas lʼéros à lui seul qui peut permettre accès à cet invisible, à cette éternité pouvant résider en lʼimage peinte.
Comment peindre un être, et pas seulement un corps ? Comment fixer dans la matière même de la peinture cette vibration de vie qui ressemble à tout autre chose quʼà lʼimage physique que lʼon observe ? La véritable ressemblance dans lʼart étant ce qui émane dʼune image sans être lʼimage.
Lʼéros est amour et participe de la beauté qui transparait en les formes de la vie, mais est-il possible de toujours vivre en surface sensuelle, en un éros lié aux seuls plaisirs corporels? Lʼamour de la vie nécessite aussi de sortir au dehors de soi-même pour regarder vers le ciel…cʼest cela que contient le désir de création.
Tes personnages sont souvent perçus comme inquiétants, ou inquiétés…
On ne sait jamais ce qui émane dʼune peinture, et comment elle sera perçue…
La sensation dʼinquiétude que peuvent provoquer mes personnages chez certains provient peut-être du fait que je ne peins pas des nus, mais des êtres dans leur nudité corporelle, des êtres dont le regard implique parfois le spectateur… Je crois aussi que leur nudité sans lieu et sans apparente protection matérielle rappelle notre fragilité et notre condition de mortels…mais il peut aussi se mêler à cela de la part du spectateur dʼautres sentiments plus personnels.
Ceci dit, les peintures de cette exposition étant nouvelles, les sensations perçues auparavant ne seront peut-être plus les mêmes… ou seront moins présentes.
Déméter :
Comment fais-tu pour créer un lien entre une personne ayant son caractère particulier et un personnage historique ou mythologique ?
Les personnes que je peins sont pour la plupart des êtres que je connais, ou qui sont des amis. Ils ont leur corps, leur vécu, leur identité, et leurs particularités.
En peignant quelquʼun, il se peut que sʼimpose par la personne et sa présence une correspondance avec un mythe universel ou avec lʼhistorique dʼun personnage, mais ce nʼest pas récurent… et le lien éventuel nʼest pas réfléchi au préalable.
Je tente de faire en sorte que mes personnages possèdent leur caractère propre, tout en conservant cette mythique part éternelle.
Lʼimportant reste de peindre des êtres pour ce quʼils sont en oubliant toute pensée sur quoi que ce soit.. Lʼéternité étant de toutes façons présente en chacun…Il suffit dʼobserver lʼautre avec amour pour que sʼinscrive en la matière et les formes de la peinture la vie qui existe en chacun.
Le titre joue-t-il un rôle important pour toi ? Lequel ?
En ce qui me concerne je réalise une image avant de pouvoir la nommer précisément.. Je pense que donner un nom, cʼest donner existence à une chose ou à un être…
Il est possible de dire quʼun nom nous rend vivant, et quʼil nous « parle », dans la mesure de notre réceptivité. Le nom est pour moi une vibration, un son qui nous relie à son origine.
Le titre est un peu différent du nom, mais il reste une façon de nommer lʼimage en lui donnant une particularité qui questionnera éventuellement le spectateur tout en lui permettant de conserver sa propre réceptivité.
Il en est de même pour les paysages de cette exposition en lesquels les titres venus après les peintures engagent à un possible questionnement sans être trop explicites, comme pour « Ici passent les anges. »
Lorsque tu abordes le portrait par lʼacte de peindre, quelle est la partie de lʼêtre qui te procure le plus dʼémotion picturale et formelle ?
Je dirais que ce sont le visage et le regard qui nécessitent une particulière attention étant donné quʼils sont déterminants de la présence dʼun être. Il faut que les traces du pinceau expriment cette présence.
Comment lire ou ressentir ce blanc qui apparaît par intermittence dans certaines toiles ? Son rôle est-il important ?
Le blanc de la toile est comme un principe éternel qui toujours reprend sa place face à lʼinstant matériel et corporel sans durée… Comme beaucoup de gens certainement, jʼai toujours ressenti une attirance pour les peintures inachevées que je découvrais dans les musées et les livres.
Elles paraissent contenir plus de vérité que les peintures « finies ».
Leur inachèvement est un peu à lʼimage de nos vies.
Quand au rouge ?
La couleur rouge est rattachée à lʼesprit, qui dʼaprès certains textes de la tradition se trouve dans le sang. Si jʼassocie le rouge à la présence du féminin, cʼest que cette couleur représente une perception intérieure ne pouvant être atteinte que par une réceptivité dite féminine…réceptivité concernant évidemment au sens intérieur lʼêtre masculin et lʼêtre féminin.
Je pense que le désir dʼatteindre à ce rouge de feu régénérateur a toujours participé de lʼArt, et que seul ce désir peut élever lʼhomme plus haut que son corps.
Gérard Gasquet, la présence de l’invisible
Ce que sera notre chemin personnel, celui de notre passage sur cette planète, elle le sait. Le fil rouge d’une existence est là, entre ses mains. Dans son sourire qui se dessine, c’est une question de vision de nous-mêmes, comme si nous voulions à tout prix connaître le secret détenu par elle et ses deux sœurs, les Fileuses de vie et de destin, mais nous ne sommes que des humains et les Moires sont bien au-delà de cette enveloppe charnelle qui nous emprisonne.
Le fil rouge de la vie, c’est aussi sa compagne, l’âme, cette âme qui s’attarde dans un regard presque détaché, dans un geste comme suspendu, dans une chevelure qui s’envole vers le ciel, dans un départ esquissé, dans une présence physique qui n’est plus et qui, pourtant, rassure et protège.
Et ce rouge qui revient comme un signe, le rouge du fil, des peignoirs, des ongles, d’une robe, des gants, d’un rideau, d’un canapé, comme le rappel visuel de la Moïra, la part échue à chaque être, la loi de l’univers, ce court moment qui est nous est donné d’exister physiquement, l’incarnation temporaire de l’âme qui, elle, survivra à toutes nos représentations.
Et ces mains qui expriment cette intense vibration intérieure qui voudrait tellement d’espace que le corps ne peut lui accorder, ces mains qui se cherchent, qui se ferment, qui enserrent, qui libèrent, qui jouent, qui se cachent, qui veillent, ces mains, frontière ultime de cette onde incandescente qui nous parcourt sans répit.
Et ces regards qui, du spleen à l’interrogation, de l’introspection à l’impassibilité, de la certitude à la connivence, nous entraînent sur les traces d’un ancien brasier qui s’est mué en un apaisement consenti même si, sous la cendre des désirs enfouis, le feu couve et voudrait ne jamais s’éteindre.
Gérard Gasquet, c’est le regard intérieur qui rejoint l’essentiel, ce sont les mains en quête d’une autre dimension, c’est l’âme entièrement dévoilée. La nudité, cet habit primitif, n’est qu’une illusion, l’essence n’est visible que seulement si nous pouvons nous mettre totalement à nu, sans aucune retenue. Ensuite, une fois franchies les bornes corporelles, ce qui nous anime prend peu à peu forme et irradie notre contemplation. Alors, dans chaque toile, c’est l’âme qui veut toute la place que notre abandon est en mesure de lui accorder.
L’âme est aussi là, toute proche, près de la grotte originelle, au détour d’un sentier de pierres habitées et de mousse exubérante, d’arbres sentinelles et de fougères frémissantes, un lieu ruisselant de mémoire, rarement emprunté car il faut le chercher longuement dans les méandres du passé, du présent, du futur, un lieu dont les Moires sont les éternelles et sereines gardiennes.
Gérard Duchêne, Juillet 2017